MIGUE LA LUNE
1996 - Préface
De l'abbé Garneret qui ne connaît pas les dessins ? Et l'homme? Un peu voûté dans son inséparable soutane, l'œil et le sourire souvent malicieux sous le béret, il pose au gré des rues son éternel pliant. Et court le crayon, précis et investigateur, sur la feuille blanche. Le regard se fait aigu et va sans cesse de la façade au dessin qui reconstruit, car sur la feuille, l'artiste démonte une maison et la remonte dans ce qu'elle a d'essentiel. Et le pliant partout s'arrête. Il s'arrête dans les rues désertes et silencieuses des villages pour fixer l'humble ferme du paysan, demeure qu'il préfère, incontestablement, sans négliger pour autant le frontispice d'une imposante maison bourgeoise dans une petite ville comtoise.
Il s'arrête aussi, plus rarement, au cœur des quartiers modernes pour saisir la démesure des tours qui enferment les hommes... Il s'arrête «où il convient au milieu du trafic, devenant ainsi un homme de la rue» qui rencontre et écoute... Infatigable, habité par une passion, il collecte les outils du labeur paysan, il interroge pour préserver la mémoire d'un peuple que le progrès menace avec ses machines. Il entasse, il expose, non pas pour lui, mais pour ce peuple-là précisément, pour qu'il n'oublie pas et qu'il retrouve au-delà d'un temps qui s'accélère ses racines. Il crée une association, Folklore comtois, pour gérer tout cela, et une revue, Barbizier, un almanach comme on disait alors, pour rendre compte, pour transmettre.
Et toujours, il va plus loin. La modernisation de l'agriculture ne peut s'accommoder de l'habitat ancien. Le jeune agriculteur éventre les vieux murs, accole un hangar métallique à la ferme familiale, la défigure. L'abbé est là, qui veille, qui innove, qui bouscule... Il faut sauver l'habitat traditionnel pendant qu'il en est encore temps. Le mot d'ordre est lancé. Folklore comtois se met au travail et réalise l'exploit chaque année renouvelé : à travers la Franche-Comté, des maisons sont démontées pierre par pierre, ramenées sur le site de Nancray et reconstruites à l'identique.
Le temps ne semble pas avoir prise sur la volonté tranquille de Jean Garneret. Il écrit, il publie et inlassablement dessine. Avec succès, il se met même à la peinture, exploitant des thèmes religieux ou ruraux. Puis, dernière originalité - pour l'instant -, il décide de reprendre, en les groupant dans un ouvrage, des bandes dessinées publiées dans Barbizier entre 1947 et 1963, et de les agrémenter de dessins en couleur, pleine page. Le dessin est simple, naïf parfois, mais le trait vif et un détail subtil donnent vie pour exprimer un monde fait justement de simplicité. Que l'on observe un instant un visage, une posture, un geste, et transparaît le sentiment, l'émotion ! Le texte aussi a tout de la simplicité des propos des gens de la campagne avec la saveur d'un langage émaillé d'expressions et de mots patois.
Et voilà ressuscité, pour notre plus grand plaisir, le personnage de Migue la Lune, héros bien franc-comtois du village de Chouzelot près de Quingey, sur les bords de la Loue, appelé à devenir aussi célèbre que Calixte II ou le député Scherer. «Sûr, c'en veut être un rare ", disent de lui les cautaines à sa naissance... Le ton est donné et la vie avec lui, car c'est une tranche de vie que nous livre l'abbé, un quotidien qui sent bon le terroir, celui d'un enfant d'avant la Grande Guerre, mais aussi celui d'un enfant d'entre-deux-guerres... On ne sait pas. Peut-être l'abbé se souvenait-il de sa propre enfance, dans les prairies des rives du Doubs, autour de Clerval ? Peut-être s'inspira-t-il des loupiots de Lantenne-Vertière qui fréquentaient le catéchisme ? Oserais-je dire que ce diable de galvaud aurait quelque chose de l'abbé ou de Pierre Bourgin ? Allez savoir, avec l'abbé...
Personnage de fiction, il l'est, mais nous sommes loin des facéties du Sapeur Camember ! La fiction ici colle à la réalité. Migue la Lune existe bien qui découvre sa vie de petit campagnard et en fait le dur apprentissage à la ferme entouré de l'affection bourrue des siens. De son père d'abord, qui le menace du loup, mais lui achète un couteau à la foire de Quingey ; de sa mère ensuite, qui le vend au marchand de peaux de lapin, mais « pour rire ", le temps de le rendre sage; de son parrain Bati, le coupeur, le chasseur, qui lui apprend la forêt, ses bêtes et ses mystères... Un garnement. au coeur tendre qui construit un imaginaire loin des «prêts à rêver" télévisuels. C'est la merveilleuse nuit de Noël où rêve et conte se rencontrent pour écouter le langage des animaux, ces animaux qui participent à l'éducation des enfants, le loup et... la terrible bête faramine laissée à l'imagination de chacun.
Encore faut-il ne pa se méprendre. Jean Garneret ne cherche pas à éduquer. Fidèle à toute son œuvre, là comme ailleurs, il reste le témoin qu'il a toujours voulu être pour qu'un vécu, une civilisation, ne disparaissent pas. Qu'on ne cherche donc pas dans ces dessins, dans ce récit, une quelconque défense de valeurs traditionnelles, d'une morale rigoriste pour l'exemple. La Paule, «ça lui arrive plus souvent qu'avant d'aller se mirer dans la glace. Y voyez-vous grand mal ? moi pas". Il y a là une grande connaissance de l'humain et de ses faiblesses. Et le dénicheur ? Conformément à la morale, il est puni puisqu'il gît sur le sol, une jambe brisée, mais ce n'est pas pour autant qu'il renonce, il sait et il dit qu'il recommencera... Mais, à travers les récits, dans le regard des personnages, transparaît toujours le profond respect de l'autre. C'est là toute l'humanité de l'abbé, doublée d'un esprit frondeur, presque provocateur, et il le fut, pour une bonne cause, la réalisation d'une œuvre consacrée entièrement à la sauvegarde de notre patrimoine rural, de nos racines.
Migue la Lune n'avait. jamais été terminé. A l'occasion de cette publication, l'abbé a trouvé une fin, à l'image des hommes qu'il connaît si bien. Le héros meurt, victime de la boucherie de 1914 et de... la bêtise humaine, mais Jean Garneret ne désespère pas: «Si les hommes enfin s'entendaient, c'est pas une heure qu'on passerait dans la joie et la tendre paix, c'est toute la vie. "
Jean-Louis CLADE
Président de Folklore comtois